Albert Camus La Chute - E-monsite

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Albert CamusLa chuteBeQ

Albert CamusLa chuterécitLa Bibliothèque électronique du QuébecCollection Classiques du 20e siècleVolume 113 : version 1.02

Du même auteur, à la Bibliothèque :L’étrangerLa peste3

La chute4

Puis-je, monsieur, vous proposer mes services,sans risquer d’être importun ? Je crains que vousne sachiez vous faire entendre de l’estimablegorille qui préside aux destinées de cetétablissement. Il ne parle, en effet, que lehollandais. À moins que vous ne m’autorisiez àplaider votre cause, il ne devinera pas que vousdésirez du genièvre. Voilà, j’ose espérer qu’ilm’a compris ; ce hochement de tête doit signifierqu’il se rend à mes arguments. Il y va, en effet, ilse hâte, avec une sage lenteur. Vous avez de lachance, il n’a pas grogné. Quand il refuse deservir, un grognement lui suffit : personnen’insiste. Être roi de ses humeurs, c’est leprivilège des grands animaux. Mais je me retire,monsieur, heureux de vous avoir obligé. Je vousremercie et j’accepterais si j’étais sûr de ne pas5

jouer les fâcheux. Vous êtes trop bon.J’installerai donc mon verre auprès du vôtre.Vous avez raison, son mutisme estassourdissant. C’est le silence des forêtsprimitives, chargé jusqu’à la gueule. Je m’étonneparfois de l’obstination que met notre taciturneami à bouder les langues civilisées. Son métierconsiste à recevoir des marins de toutes lesnationalités dans ce bar d’Amsterdam qu’il aappelé d’ailleurs, on ne sait pourquoi, MexicoCity. Avec de tels devoirs, on peut craindre, nepensez-vous pas, que son ignorance soitinconfortable ? Imaginez l’homme de CroMagnon pensionnaire à la tour de Babel ! Il ysouffrirait de dépaysement, au moins. Mais non,celui-ci ne sent pas son exil, il va son chemin,rien ne l’entame. Une des rares phrases que j’aieentendues de sa bouche proclamait que c’était àprendre ou à laisser. Que fallait-il prendre oulaisser ? Sans doute, notre ami lui-même. Je vousl’avouerai, je suis attiré par ces créatures toutd’une pièce. Quand on a beaucoup médité surl’homme, par métier ou par vocation, il arrivequ’on éprouve de la nostalgie pour les primates.6

Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées.Notre hôte, à vrai dire, en a quelques-unes,bien qu’il les nourrisse obscurément. À force dene pas comprendre ce qu’on dit en sa présence, ila pris un caractère défiant. De là cet air de gravitéombrageuse, comme s’il avait le soupçon, aumoins, que quelque chose ne tourne pas rondentre les hommes. Cette disposition rend moinsfaciles les discussions qui ne concernent pas sonmétier. Voyez, par exemple, au-dessus de sa tête,sur le mur du fond, ce rectangle vide qui marquela place d’un tableau décroché. Il y avait là, eneffet, un tableau, et particulièrement intéressant,un vrai chef-d’œuvre. Eh bien, j’étais présentquand le maître de céans l’a reçu et quand il l’acédé. Dans les deux cas, ce fut avec la mêmeméfiance, après des semaines de rumination. Surce point, la société a gâté un peu, il faut lereconnaître, la franche simplicité de sa nature.Notez bien que je ne le juge pas. J’estime saméfiance fondée et la partagerais volontiers si,comme vous le voyez, ma nature communicativene s’y opposait. Je suis bavard, hélas ! et me lie7

facilement. Bien que je sache garder les distancesqui conviennent, toutes les occasions me sontbonnes. Quand je vivais en France, je ne pouvaisrencontrer un homme d’esprit sans qu’aussitôtj’en fisse ma société. Ah ! je vois que vousbronchez sur cet imparfait du subjonctif. J’avouema faiblesse pour ce mode, et pour le beaulangage, en général. Faiblesse que je mereproche, croyez-le. Je sais bien que le goût dulinge fin ne suppose pas forcément qu’on ait lespieds sales. N’empêche. Le style, comme lapopeline, dissimule trop souvent de l’eczéma. Jem’en console en me disant qu’après tout, ceuxqui bafouillent, non plus, ne sont pas purs. Maisoui, reprenons du genièvre.Ferez-vous un long séjour à Amsterdam ?Belle ville, n’est-ce pas ? Fascinante ? Voilà unadjectif que je n’ai pas entendu depuis longtemps.Depuis que j’ai quitté Paris, justement, il y a desannées de cela. Mais le cœur a sa mémoire et jen’ai rien oublié de notre belle capitale, ni de sesquais. Paris est un vrai trompe-l’œil, un superbedécor habité par quatre millions de silhouettes.Près de cinq millions, au dernier recensement ?8

Allons, ils auront fait des petits. Je ne m’enétonnerai pas. Il m’a toujours semblé que nosconcitoyens avaient deux fureurs : les idées et lafornication. À tort et à travers, pour ainsi dire.Gardons-nous, d’ailleurs, de les condamner ; ilsne sont pas les seuls, toute l’Europe en est là. Jerêve parfois de ce que diront de nous leshistoriens futurs. Une phrase leur suffira pourl’homme moderne : il forniquait et lisait desjournaux. Après cette forte définition, le sujetsera, si j’ose dire, épuisé.Les Hollandais, oh non, ils sont beaucoupmoins modernes ! Ils ont le temps, regardez-les.Que font-ils ? Eh bien, ces messieurs-ci vivent dutravail de ces dames-là. Ce sont d’ailleurs, mâleset femelles, de fort bourgeoises créatures, venuesici, comme d’habitude, par mythomanie ou parbêtise. Par excès ou par manque d’imagination,en somme. De temps en temps, ces messieursjouent du couteau ou du revolver, mais ne croyezpas qu’ils y tiennent. Le rôle l’exige, voilà tout, etils meurent de peur en lâchant leurs dernièrescartouches. Ceci dit, je les trouve plus morauxque les autres, ceux qui tuent en famille, à9

l’usure. N’avez-vous pas remarqué que notresociété s’est organisée pour ce genre deliquidation ? Vous avez entendu parler,naturellement, de ces minuscules poissons desrivières brésiliennes qui s’attaquent par milliersau nageur imprudent, le nettoient, en quelquesinstants, à petites bouchées rapides, et n’enlaissent qu’un squelette immaculé ? Eh bien, c’estça, leur organisation. « Voulez-vous d’une viepropre ? Comme tout le monde ? » Vous ditesoui, naturellement. Comment dire non ?« D’accord. On va vous nettoyer. Voilà unmétier, une famille, des loisirs organisés. » Et lespetites dents s’attaquent à la chair, jusqu’aux os.Mais je suis injuste. Ce n’est pas leurorganisation qu’il faut dire. Elle est la nôtre,après tout : c’est à qui nettoiera l’autre.On nous apporte enfin notre genièvre. À votreprospérité. Oui, le gorille a ouvert la bouche pourm’appeler docteur. Dans ces pays, tout le mondeest docteur, ou professeur. Ils aiment à respecter,par bonté, et par modestie. Chez eux, du moins,la méchanceté n’est pas une institution nationale.Au demeurant, je ne suis pas médecin. Si vous10

voulez le savoir, j’étais avocat avant de venir ici.Maintenant, je suis juge-pénitent.Mais permettez-moi de me présenter : JeanBaptiste Clamence, pour vous servir. Heureux devous connaître. Vous êtes sans doute dans lesaffaires ? À peu près ? Excellente réponse !Judicieuse aussi ; nous ne sommes qu’à peu prèsen toutes choses. Voyons, permettez-moi de jouerau détective. Vous avez à peu près mon âge, l’œilrenseigné des quadragénaires qui ont à peu prèsfait le tour des choses, vous êtes à peu près bienhabillé, c’est-à-dire comme on l’est chez nous, etvous avez les mains lisses. Donc, un bourgeois, àpeu près ! Mais un bourgeois raffiné ! Bronchersur les imparfaits du subjonctif, en effet, prouvedeux fois votre culture puisque vous lesreconnaissez d’abord et qu’ils vous agacentensuite. Enfin, je vous amuse, ce qui, sans vanité,suppose chez vous une certaine ouvertured’esprit. Vous êtes donc à peu près. Maisqu’importe ? Les professions m’intéressent moinsque les sectes. Permettez-moi de vous poser deuxquestions et n’y répondez que si vous ne les jugezpas indiscrètes. Possédez-vous des richesses ?11

Quelques-unes ? Bon. Les avez-vous partagéesavec les pauvres ? Non. Vous êtes donc ce quej’appelle un saducéen. Si vous n’avez paspratiqué les Écritures, je reconnais que vous n’enserez pas plus avancé. Cela vous avance ? Vousconnaissez donc les Écritures ? Décidément, vousm’intéressez.Quant à moi. Eh bien, jugez vous-même. Parla taille, les épaules, et ce visage dont on m’asouvent dit qu’il était farouche, j’aurais plutôtl’air d’un joueur de rugby, n’est-ce pas ? Mais sil’on en juge par la conversation, il faut meconsentir un peu de raffinement. Le chameau quia fourni le poil de mon pardessus souffrait sansdoute de la gale ; en revanche, j’ai les onglesfaits. Je suis renseigné, moi aussi, et pourtant, jeme confie à vous, sans précautions, sur votreseule mine. Enfin, malgré mes bonnes manièreset mon beau langage, je suis un habitué des bars àmatelots du Zeedijk. Allons, ne cherchez plus.Mon métier est double, voilà tout, comme lacréature. Je vous l’ai déjà dit, je suis jugepénitent. Une seule chose est simple dans moncas, je ne possède rien. Oui, j’ai été riche, non, je12

n’ai rien partagé avec les autres. Qu’est-ce quecela prouve ? Que j’étais aussi un saducéen.Oh ! entendez-vous les sirènes du port ? Il y auradu brouillard cette nuit, sur le Zuyderzee.Vous partez déjà ? Pardonnez-moi de vousavoir peut-être retenu. Avec votre permission,vous ne paierez pas. Vous êtes chez moi àMexico-City, j’ai été particulièrement heureux devous y accueillir. Je serai certainement icidemain, comme les autres soirs, et j’accepteraiavec reconnaissance votre invitation. Votrechemin. Eh bien. Mais verriez-vous uninconvénient, ce serait le plus simple, à ce que jevous accompagne jusqu’au port ? De là, encontournant le quartier juif, vous trouverez cesbelles avenues où défilent des tramways chargésde fleurs et de musiques tonitruantes. Votre hôtelest sur l’une d’elles, le Damrak. Après vous, jevous en prie. Moi, j’habite le quartier juif, ou cequi s’appelait ainsi jusqu’au moment où nosfrères hitlériens y ont fait de la place. Quellessivage ! Soixante-quinze mille juifs déportésou assassinés, c’est le nettoyage par le vide.J’admire cette application, cette méthodique13

patience ! Quand on n’a pas de caractère, il fautbien se donner une méthode. Ici, elle a faitmerveille, sans contredit, et j’habite sur les lieuxd’un des plus grands crimes de l’histoire. Peutêtre est-ce cela qui m’aide à comprendre legorille et sa méfiance. Je peux lutter ainsi contrecette pente de nature qui me porteirrésistiblement à la sympathie. Quand je vois unetête nouvelle, quelqu’un en moi sonne l’alarme.« Ralentissez. Danger ! » Même quand lasympathie est la plus forte, je suis sur mes gardes.Savez-vous que dans mon petit village, aucours d’une action de représailles, un officierallemand a courtoisement prié une vieille femmede bien vouloir choisir celui de ses deux fils quiserait fusillé comme otage ? Choisir, imaginezvous cela ? Celui-là ? Non, celui-ci. Et le voirpartir. N’insistons pas, mais croyez-moi,monsieur, toutes les surprises sont possibles. J’aiconnu un cœur pur qui refusait la méfiance. Ilétait pacifiste, libertaire, il aimait d’un seulamour l’humanité entière et les bêtes. Une âmed’élite, oui, cela est sûr. Eh bien, pendant lesdernières guerres de religion, en Europe, il s’était14

retiré à la campagne. Il avait écrit sur le seuil desa maison : « D’où que vous veniez, entrez etsoyez les bienvenus. » Qui, selon vous, répondit àcette belle invitation ? Des miliciens, quientrèrent comme chez eux et l’étripèrent.Oh ! pardon, madame ! Elle n’a d’ailleurs riencompris. Tout ce monde, hein, si tard, et malgréla pluie, qui n’a pas cessé depuis des jours !Heureusement, il y a le genièvre, la seule lueurdans ces ténèbres. Sentez-vous la lumière dorée,cuivrée, qu’il met en vous ? J’aime marcher àtravers la ville, le soir, dans la chaleur dugenièvre. Je marche des nuits durant, je rêve, ouje me parle interminablement. Comme ce soir,oui, et je crains de vous étourdir un peu, merci,vous êtes courtois. Mais c’est le trop-plein ; dèsque j’ouvre la bouche, les phrases coulent. Cepays m’inspire, d’ailleurs. J’aime ce peuple,grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petitespace de maisons et d’eaux, cerné par desbrumes, des terres froides, et la mer fumantecomme une lessive. Je l’aime, car il est double. Ilest ici et il est ailleurs.15

Mais oui ! À écouter leurs pas lourds, sur lepavé gras, à les voir passer pesamment entre leursboutiques, pleines de harengs dorés et de bijouxcouleur de feuilles mortes, vous croyez sansdoute qu’ils sont là, ce soir ? Vous êtes commetout le monde, vous prenez ces braves gens pourune tribu de syndics et de marchands, comptantleurs écus avec leurs chances de vie éternelle, etdont le seul lyrisme consiste à prendre parfois,couverts de larges chapeaux, des leçonsd’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchentprès de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où setrouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, degenièvre et de menthe qui descend des enseignesrouges et vertes. La Hollande est un songe,monsieur, un songe d’or et de fumée, plusfumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour cesonge est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci,filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes àhauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sanstrêve, dans tout le pays, autour des mers, le longdes canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuéescuivrées, ils roulent en rond, ils prient,somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils16

ne sont plus là. Ils sont partis à des milliers dekilomètres, vers Java, l’île lointaine. Ils prient cesdieux grimaçants de l’Indonésie dont ils ont garnitoutes leurs vitrines, et qui errent en ce momentau-dessus de nous, avant de s’accrocher, commedes singes somptueux, aux enseignes et aux toitsen escaliers, pour rappeler à ces colonsnostalgiques que la Hollande n’est pas seulementl’Europe des marchands, mais la mer, la mer quimène à Cipango, et à ces îles où les hommesmeurent fous et heureux.Mais je me laisse aller, je plaide ! Pardonnezmoi. L’habitude, monsieur, la vocation, le désiraussi où je suis de bien vous faire comprendrecette ville, et le cœur des choses ! Car noussommes au cœur des choses. Avez-vousremarqué que les canaux concentriquesd’Amsterdam ressemblent aux cercles del’enfer ? L’enfer bourgeois, naturellement peupléde mauvais rêves. Quand on arrive de l’extérieur,à mesure qu’on passe ces cercles, la vie, et doncses crimes, devient plus épaisse, plus obscure. Ici,nous sommes dans le dernier cercle. Le cercledes. Ah ! Vous savez cela ? Diable, vous17

devenez plus difficile à classer. Mais vouscomprenez alors pourquoi je puis dire que lecentre des choses est ici, bien que nous noustrouvions à l’extrémité du continent. Un hommesensible comprend ces bizarreries. En tout cas,les lecteurs de journaux et les fornicateurs nepeuvent aller plus loin. Ils viennent de tous lescoins de l’Europe et s’arrêtent autour de la merintérieure, sur la grève décolorée. Ils écoutent lessirènes, cherchent en vain la silhouette desbateaux dans la brume, puis repassent les canauxet s’en retournent à travers la pluie. Transis, ilsviennent demander, en toutes langues, dugenièvre à Mexico-City. Là, je les attends.À demain donc, monsieur et cher compatriote.Non, vous trouverez maintenant votre chemin ; jevous quitte près de ce pont. Je ne passe jamais surun pont, la nuit. C’est la conséquence d’un vœu.Supposez, après tout, que quelqu’un se jette àl’eau. De deux choses l’une, ou vous l’y suivezpour le repêcher et, dans la saison froide, vousrisquez le pire ! Ou vous l’y abandonnez et lesplongeons rentrés laissent parfois d’étrangescourbatures. Bonne nuit ! Comment ? Ces dames,18

derrière ces vitrines ? Le rêve, monsieur, le rêve àpeu de frais, le voyage aux Indes ! Ces personnesse parfument aux épices. Vous entrez, elles tirentles rideaux et la navigation commence. Les dieuxdescendent sur les corps nus et les îles dérivent,démentes, coiffées d’une chevelure ébouriffée depalmiers sous le vent. Essayez.19

Qu’est-ce qu’un juge-pénitent ? Ah ! je vousai intrigué avec cette histoire. Je n’y mettaisaucune malice, croyez-le, et je peux m’expliquerplus clairement. Dans un sens, cela fait mêmepartie de mes fonctions. Mais il me faut d’abordvous exposer un certain nombre de faits qui vousaideront à mieux comprendre mon récit.Il y a quelques années, j’étais avocat à Paris et,ma foi, un avocat assez connu. Bien entendu, jene vous ai pas dit mon vrai nom. J’avais unespécialité : les nobles causes. La veuve etl’orphelin, comme on dit, je ne sais pourquoi, carenfin il y a des veuves abusives et des orphelinsféroces. Il me suffisait cependant de renifler surun accusé la plus légère odeur de victime pourque mes manches entrassent en action. Et quelleaction ! Une tempête ! J’avais le cœur sur les20

manches. On aurait cru vraiment que la justicecouchait avec moi tous les soirs. Je suis sûr quevous auriez admiré l’exactitude de mon ton, lajustesse de mon émotion, la persuasion et lachaleur, l’indignation maîtrisée de mesplaidoiries. La nature m’a bien servi quant auphysique, l’attitude noble me vient sans effort.De plus, j’étais soutenu par deux sentimentssincères : la satisfaction de me trouver du boncôté de la barre et un mépris instinctif envers lesjuges en général. Ce mépris, après tout, n’étaitpeut-être pas si instinctif. Je sais maintenant qu’ilavait ses raisons. Mais, vu du dehors, ilressemblait plutôt à une passion. On ne peut pasnier que, pour le moment, du moins, il faille desjuges, n’est-ce pas ? Pourtant, je ne pouvaiscomprendre qu’un homme se désignât lui-mêmepour exercer cette surprenante fonction. Jel’admettais, puisque je le voyais, mais un peucomme j’admettais les sauterelles. Avec ladifférence que les invasions de ces orthoptères nem’ont jamais rapporté un centime, tandis que jegagnais ma vie en dialoguant avec des gens queje méprisais.21

Mais voilà, j’étais du bon côté, cela suffisait àla paix de ma conscience. Le sentiment du droit,la satisfaction d’avoir raison, la joie de s’estimersoi-même, cher monsieur, sont des ressortspuissants pour nous tenir debout ou nous faireavancer. Au contraire, si vous en privez leshommes, vous les transformez en chiensécumants. Combien de crimes commissimplement parce que leur auteur ne pouvaitsupporter d’être en faute ! J’ai connu autrefois unindustriel qui avait une femme parfaite, admiréede tous, et qu’il trompait pourtant. Cet hommeenrageait littéralement de se trouver dans son tort,d’être dans l’impossibilité de recevoir, ni de sedonner, un brevet de vertu. Plus sa femmemontrait de perfections, plus il enrageait. À la fin,son tort lui devint insupportable. Que croyezvous qu’il fît alors ? Il cessa de la tromper ? Non.Il la tua. C’est ainsi que j’entrai en relation aveclui.Ma situation était plus enviable. Nonseulement je ne risquais pas de rejoindre le campdes criminels (en particulier, je n’avais aucunechance de tuer ma femme, étant célibataire), mais22

encore je prenais leur défense, à la seulecondition qu’ils fussent de bons meurtriers,comme d’autres sont de bons sauvages. Lamanière même dont je menais cette défense medonnait de grandes satisfactions. J’étais vraimentirréprochable dans ma vie professionnelle. Je n’aijamais accepté de pot-de-vin, cela va sans dire,mais je ne me suis jamais abaissé non plus àaucune démarche. Chose plus rare, je n’ai jamaisconsenti à flatter aucun journaliste, pour me lerendre favorable, ni aucun fonctionnaire dontl’amitié pût être utile. J’eus même la chance deme voir offrir deux ou trois fois la Légiond’honneur que je pus refuser avec une dignitédiscrète où je trouvais ma vraie récompense.Enfin, je n’ai jamais fait payer les pauvres et nel’ai jamais crié sur les toits. Ne croyez pas, chermonsieur, que je me vante en tout ceci. Monmérite était nul : l’avidité qui, dans notre société,tient lieu d’ambition, m’a toujours fait rire. Jevisais plus haut ; vous verrez que l’expression estexacte en ce qui me concerne.Mais jugez déjà de ma satisfaction. Jejouissais de ma propre nature, et nous savons tous23

que c’est là le bonheur bien que, pour nousapaiser mutuellement, nous fassions mine parfoisde condamner ces plaisirs sous le nom d’égoïsme.Je jouissais, du moins, de cette partie de manature qui réagissait si exact

Albert Camus La chute BeQ. Albert Camus La chute récit La Bibliothèque électronique du Québec Collection Classiques du 20e siècle Volume 113 : version 1.0 2. Du même auteur, à la Bibliothèque : L’étranger La peste 3. L

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