Camus, Albert - Caligula

2y ago
121 Views
2 Downloads
680.61 KB
90 Pages
Last View : 25d ago
Last Download : 3m ago
Upload by : Tia Newell
Transcription

Caligula a été représenté pour la première fois en 1945 surla scène du Théâtre Hébertot (direction Jacques Hébertot),dans la mise en scène de Paul Œttly ; le décor étant de LouisMiquel et les costumes de Marie érard Philipe.Margo Lion.Georges Vitaly.Michel Bouquet,puis Georges Cormier.Jean Barrère.CHEREASENECTUS,le vieux US, patricienGeorges Saillard.François Darbon,puis René Desormes.Henry Duval.Norbert Pierlot.

PATRICIUS, l'intendantMEREIAMUCIUSPREMIER GARDEDEUXIÈME GARDEPREMIER SERVITEURFernand Liesse.Guy Favières.Jacques Leduc.Jean Œttly.Jean Fonteneau.Georges Carmier,puis Daniel Crouet.DEUXIÈME SERVITEURTROISIÈME SERVITEURFEMME DE MUCIUSPREMIER POÈTEJean-Claude Orlay.Roger Saltel.Jacqueline Hébel.Georges Carmier,puis Daniel Crouet.DEUXIÈME POÈTEJean-Claude Orlay.TROISIÈME POÈTEQUATRIÈME POÈTEJacques Leduc.François Darbon,puis René Desormes.CINQUIÈME POÈTESIXIÈME POÈTEFernand Liesse.Roger Saltel.La scène se passe dans le palais de Caligula.Il y a un intervalle de trois années entre le premier acte et lesactes suivants.ACTE PREMIER1

SCÈNEPREMIÈREDes patriciens, dont un très âgé, sont groupés dans une salledu palais et donnent des signes de nervosité.PREMIER PATRICIENToujours rien.LE VIEUX PATRICIENRien le matin, rien le soir.DEUXIÈME PATRICIENRien depuis trois jours.LE VIEUX PATRICIENLes courriers partent, les courriers reviennent. Ilssecouent la tête et disent : « Rien. »DEUXIÈME PATRICIENToute la campagne est battue, il n'y a rien à faire.

CaligulaActe I, Scène IPREMIER PATRICIENLE VIEUX PATRICIEN38Pourquoi s'inquiéter à l'avance ? Attendons. Ilreviendra peut-être comme il est parti.LE VIEUX PATRICIENJe l'ai vu sortir du palais. Il avait un regardétrange.PREMIER PATRICIENBien sûr ! Une de perdue, dix de retrouvées.HÉLICONOù prenez-vous qu'il s'agisse d'amour ?PREMIER PATRICIENEt de quoi d'autre?J'étais là aussi et je lui ai demandé ce qu'il avait.DEUXIÈME PATRICIENA-t-il répondu ?PREMIER PATRICIENUn seul mot : « Rien. »HÉLICONLe foie peut-être. Ou le simple dégoût de vous voirtous les jours. On supporterait tellement mieux noscontemporains s'ils pouvaient de temps en tempschanger de museau. Mais non, le menu ne changepas. Toujours la même fricassée.LE VIEUX PATRICIENUn temps. Entre Hélicon, mangeant des oignons.DEUXIÈME PATRICIEN, toujours nerveux.C'est inquiétant.PREMIER PATRICIENAllons, tous les jeunes gens sont ainsi.LE VIEUX PATRICIEN39Je préfère penser qu'il s'agit d'amour. C'est plusattendrissant.HÉLICONEt rassurant, surtout, tellement plus rassurant.C'est le genre de maladies qui n'épargnent ni lesintelligents ni les imbéciles.PREMIER PATRICIENBien entendu, l'âge efface tout.DEUXIÈME PATRICIENDe toute façon, heureusement, les chagrins ne sontpas éternels. Êtes-vous capable de souffrir plus d'unan?PREMIER PATRICIENDEUXIÈME PATRICIENVous croyez?Souhaitons qu'il oublie.Moi, non.

40CaligulaActe ly Scène IPREMIER PATRICIENLE VIEUX PATRICIENPersonne n'a ce pouvoir.41C'est juste, il ne faut pas lâcher la proie pourl'ombre.LE VIEUX PATRICIENCHEREALa vie serait impossible.PREMIER PATRICIENVous voyez bien. Tenez, j'ai perdu ma femme, l'anpassé. J'ai beaucoup pleuré et puis j'ai oublié. Detemps en temps, j'ai de la peine. Mais, en somme, cen'est rien.LE VIEUX PATRICIENJe n'aime pas cela. Mais tout allait trop bien. Cetempereur était parfait.DEUXIEME PATRICIENOui, il était comme il faut : scrupuleux et sansexpérience.PREMIER PATRICIENLa nature fait bien les choses.HÉLICONQuand je vous regarde, pourtant, j'ai l'impressionqu'il lui arrive de manquer son coup.Entre Cherea.PREMIER PATRICIENEh bien?CHEREAToujours rienMais, enfin, qu'avez-vous et pourquoi ces lamentations? Rien ne l'empêche de continuer. Il aimaitDrusilla, c'est entendu. Mais elle était sa sœur, ensomme. Coucher avec elle, c'était déjà beaucoup.Mais bouleverser Rome parce qu'elle est morte, celadépasse les bornes.CHEREAII n'empêche. Je n'aime pas cela, et cette fuite neme dit rien.LE VIEUX PATRICIENHÉLICONDu calme, Messieurs, du calme. Sauvons les apparences. L'Empire romain, c'est nous. Si nous perdonsla figure, l'Empire perd la tête. Ce n'est pas lemoment, oh non! Et pour commencer, allons déjeuner, l'Empire se portera mieux.Oui, il n'y a pas de fumée sans feu.PREMIER PATRICIENEn tout cas, la raison d'État ne peut admettre uninceste qui prend l'allure des tragédies. L'inceste, soit,mais discret.

42CaligulaActe I, Scène II43HÉLICONSCIPIONVous savez, l'inceste, forcément, ça fait toujours unpeu de bruit. Le lit craque, si j'ose m'exprimer ainsi.Qui vous dit, d'ailleurs, qu'il s'agisse de Drusilla?Oui. J'étais présent, le suivant comme de coutume.Il s'est avancé vers le corps de Drusilla. Il l'a touchéavec deux doigts. Puis il a semblé réfléchir, tournantsur lui-même, et il est sorti d'un pas égal. Depuis, oncourt après lui.DEUXIÈME PATRICIENEt de quoi donc alors ?CHEREA, secouant la tête.HÉLICONCe garçon aimait trop la littérature.Devinez. Notez bien, le malheur c'est comme lemariage. On croit qu'on choisit et puis on est choisi.C'est comme ça, on n'y peut rien. Notre Caligula estmalheureux, mais il ne sait peut-être même paspourquoi ! Il a dû se sentir coincé, alors il a fui. Nousen aurions tous fait autant. Tenez, moi qui vous parle,si j'avais pu choisir mon père, je ne serais pas né.Entre Scipion.DEUXIÈME PATRICIENC'est de son âge.CHEREAMais ce n'est pas de son rang. Un empereur artiste,cela n'est pas convenable. Nous en avons eu un oudeux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout.Mais les autres ont eu le bon goût de rester desfonctionnaires.SCÈNE IICHEREAPREMIER PATRICIENC'était plus reposant.Alors ?LE VIEUX PATRICIENSCIPIONEncore rien. Des paysans ont cru le voir, dans lanuit d'hier, près d'ici, courant à travers l'orage.Cherea revient vers les sénateurs. Scipion le suit.À chacun son métier.SCIPIONQue peut-on faire, Cherea ?CHEREACela fait bien trois jours, Scipion?CHEREARien.

CaligulaActe I, Scène IVDEUXIÈME PATRICIENLE VIEUX PATRICIENAttendons. S'il ne revient pas, il faudra le remplacer. Entre nous, les empereurs ne manquent pas.C'est un enfant. Les jeunes gens sont solidaires.PREMIER PATRICIENSolidaires ou non, ils vieilliront de toute façon.44Non, nous manquons seulement de caractères.CHEREA45HÉLICONUn garde apparaît : « On a vu Caligula dansle jardin du palais. »Tous sortent.Et s'il revient mal disposé ?PREMIER PATRICIENSCÈNEMa foi, c'est encore un enfant, nous lui feronsentendre raison.CHEREAEt s'il est sourd au raisonnement?PREMIER PATRICIEN, il rit.Eh bien ! n'ai-je pas écrit, dans le temps, un traitédu coup d'État ?IIILa scène reste vide quelques secondes. Caligula entrefurtivement par la gauche. Il a l'air êgarês il est sale, il a lescheveux pleins d'eau et les jambes souillées. Il porte plusieursfois la main à sa bouche. Il avance vers le miroir et s'arrête dèsqu'il aperçoit sa propre image. Il grommelle des parolesindistinctes, puis va s'asseoir, à droite, les bras pendants entreles genoux écartés. Hélicon entre à gauche. ApercevantCaligula, il s'arrête à l'extrémité de la scène et l'observe ensilence. Caligula se retourne et le voit. Un temps.CHEREABien sûr, s'il le fallait! Mais j'aimerais mieux qu'onme laisse à mes livres.Je vous demande pardon.Il sort.II est offusqué.IVHÉLICON, d'un bout de la scène à l'autre.SCIPIOINCHEREASCÈNEBonjour, Caïus.CALIGULA, avec naturel.Bonjour, Hélicon.Silence.

46CaligulaActe I, Scène IVHÉLICONHÉLICONTu sembles fatigué ?Ah!CALIGULASilence. Hélicon se rapproche.Pour quoi faire ?J'ai beaucoup marché.CALIGULAEh bien!. C'est une des choses que je n'ai pas.HÉLICONOui, ton absence a duré longtemps.HÉLICONSilence.Bien sûr. Et maintenant, tout est arrangé ?CALIGULAC'était difficile à trouver.47CALIGULANon, je n'ai pas pu l'avoir.HÉLICONHÉLICONC'est ennuyeux.Quoi donc?CALIGULACALIGULACe que je voulais.Oui, c'est pour cela que je suis fatigué.Un temps.CALIGULAHÉLICONHélicon !Et que voulais-tu ?CALIGULA, toujours naturel.La lune.HÉLICONOui, Caïus.CALIGULAHÉLICONQuoi?Tu penses que je suis fou.HÉLICONCALIGULAOui, je voulais la lune.Tu sais bien que je ne pense jamais. Je suis bientrop intelligent pour ça.

48CaligulaActe I, Scène IVCALIGULAl'amour? Peu de chose. Cette mort n'est rien, je te lejure; elle est seulement le signe d'une vérité qui merend la lune nécessaire. C'est une vérité toute simpleet toute claire, un peu bête, mais difficile à découvriret lourde à porter.Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas fou et même je n'aijamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suissenti tout d'un coup un besoin d'impossible. (Untemps.) Les choses, telles qu'elles sont, ne me semblentpas satisfaisantes.HÉLICON49HÉLICONEt qu'est-ce donc que cette vérité, Caïus ?C'est une opinion assez répandue.CALIGULA, détourné, sur un ton neutre.CALIGULAII est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant.Maintenant, je sais. (Toujours naturel.) Ce monde, telqu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoinde la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, dequelque chose qui soit dément peut-être, mais qui nesoit pas de ce monde.Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.HÉLICON, après un temps.Allons, Caïus, c'est une vérité dont on s'arrangetrès bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela quiles empêche de déjeuner.CALIGULA, avec un éclat soudain.HÉLICONC'est un raisonnement qui se tient. Mais, engénéral, on ne peut pas le tenir jusqu'au bout.CALIGULA,se levant, mais avec la même simplicité.Tu n'en sais rien. C'est parce qu'on ne le tientjamais jusqu'au bout que rien n'est obtenu. Mais ilsuffit peut-être de rester logique jusqu'à la fin.// regarde Hélicon.Je sais aussi ce que tu penses. Que d'histoires pourla mort d'une femme ! Non, ce n'est pas cela. Je croisme souvenir, il est vrai, qu'il y a quelques jours, unefemme que j'aimais est morte. Mais qu'est-ce queAlors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge,et moi, je veux qu'on vive dans la vérité ! Et justement, j'ai les moyens de les faire vivre dans la vérité.Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sontprivés de la connaissance et il leur manque unprofesseur qui sache ce dont il parle.HÉLICONNe t'offense pas, Caïus, de ce que je vais te dire.Mais tu devrais d'abord te reposer.CALIGULA, s'asseyant et avec douceur.Cela n'est pas possible, Hélicon, cela ne sera plusjamais possible.

Caligula5051Acte I, Scène VCaligula sort. Entrent rapidement Scipion etCœsoniaHÉLICONEt pourquoi donc ?CALIGULASi je dors, qui me donnera la lune ?SCÈNE VHÉLICON, après un silence.SCIPIONCela est vrai.Caligula se lève avec un effort visible.II n'y a personne. Ne l'as-tu pas vu, Hélicon ?HÉLICONCALIGULAÉcoute, Hélicon. J'entends des pas et des bruits devoix. Garde le silence et oublie que tu viens de mevoir.HÉLICONNon.CiESONIAHélicon, ne t'a-t-il vraiment rien dit avant des'échapper ?J'ai compris.HÉLICONCaligula se dirige vers la sortie. Il se retourne.CALIGULAEt, s'il te plaît, aide-moi désormais.HÉLICONJe n'ai pas de raisons de ne pas le faire, Caïus. Maisje sais beaucoup de choses et peu de choses m'intéressent. À quoi donc puis-je t'aider?CALIGULAÀ l'impossible.HÉLICONJe ferai pour le mieux.Je ne suis pas son confident, je suis son spectateur.C'est plus sage.CiESONIAJe t'en prie.HELICONChère Cœsonia, Caïus est un idéaliste, tout lemonde le sait. Autant dire qu'il n'a pas encorecompris. Moi oui, c'est pourquoi je ne m'occupe derien. Mais si Caïus se met à comprendre, il est capableau contraire, avec son bon petit cœur, de s'occuper detout. Et Dieu sait ce que ça nous coûtera. Mais, vouspermettez, le déjeuner !Il sort.

52CaligulaActe I, Scène VII53CŒSONIASCÈNEVITu l'aimes donc ?SCIPIONUn garde l'a vu passer. Mais Rome tout entière voitCaligula partout. Et Caligula, en effet, ne voit que sonidée.Je l'aime. Il était bon pour moi. Il m'encourageaitet je sais par cœur certaines de ses paroles. Il me disaitque la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait la religion,l'art, l'amour qu'on nous porte. Il répétait souventque faire souffrir était la seule façon de se tromper. Ilvoulait être un homme juste.SCIPIONCŒSONIA, se levant.Cœsonia s'assied avec lassitude.CŒSONIAC'était un enfant.Quelle idée ?Elle va vers le miroir et s'y contemple.CŒSONIAComment le saurais-je, Scipion ?SCIPIONDrusilla ?CŒSONIAQui peut le dire ? Mais il est vrai qu'il l'aimait. Ilest vrai que cela est dur de voir mourir aujourd'hui ceque, hier, on serrait dans ses bras.Je n'ai jamais eu d'autre dieu que mon corps, etc'est ce dieu que je voudrais prier aujourd'hui pourque Caïus me soit rendu.Entre Caligula. Apercevant Cœsonia et Scipion, ilhésite et recule. Au même instant entrent à l'opposéles patriciens et l'intendant du palais. Ils s'arrêtent,interdits, Cœsonia se retourne. Elle et Scipioncourent vers Caligula. Il les arrête d'un geste.SCIPION, timidement.SCÈNEEt toi?CŒSONIAOh ! moi, je suis la vieille maîtresse.SCIPIONCœsonia, il faut le sauverVIIL'INTENDANT, d'une voix mal assurée.Nous. nous te cherchions, César.CALIGULA, d'une voix brève et changée.Je vois.

54CaligulaActe /, Scène VIIIL'INTENDANTfinances, la moralité publique, la politique extérieure,l'approvisionnement de l'armée et les lois agraires!Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied :la grandeur de Rome et tes crises d'arthritisme. Ah ! jevais m'occuper de tout cela. Écoute-moi un peu,intendant.Nous. c'est-à-dire.CALIGULA, brutalement.Qu'est-ce que vous voulez ?L'INTENDANTNous étions inquiets, César.CALIGULA, s'avançant vers lui.L'INTENDANTNous t'écoutons.Les patriciens s'avancent.De quel droit ?CALIGULAL'INTENDANTEh ! heu. (Soudain inspiré et très vite.) Enfin, de toutefaçon, tu sais que tu as à régler quelques questionsconcernant le Trésor public.CALIGULA, pris d'un rire inextinguible.Le Trésor? Mais c'est vrai, voyons, le Trésor, c'estcapital.L'INTENDANTCertes, César.Tu m'es fidèle, n'est-ce pas ?L'INTENDANT, d'un ton de reproche.César !CALIGULAEh bien, j'ai un plan à te soumettre. Nous allonsbouleverser l'économie politique en deux temps. Je tel'expliquerai, intendant. quand les patriciens serontsortis.Les patriciens sortent.CALIGULA, toujours riant, à CœsoniaN'est-ce pas, ma chère, c'est très important, leTrésor?55SCÈNEVIIICŒSONIANon, Caligula, c'est une question secondaire.Caligula s'assied près de CœsoniaCALIGULACALIGULAMais c'est que tu n'y connais rien. Le Trésor estd'un intérêt puissant. Tout est important : lesEcoute bien. Premier temps : tous les patriciens,toutes les personnes de l'Empire qui disposent de

CaligulaActe I, Scène VJJ1quelque fortune — petite ou grande, c'est exactementla même chose — doivent obligatoirement déshériterleurs enfants et tester sur l'heure en faveur de l'État.L'INTENDANT5657César, tu ne te rends pas compte.CALIGULAL'INTENDANTJe ne t'ai pas encore donné la parole. À raison denos besoins, nous ferons mourir ces personnages dansl'ordre d'une liste établie arbitrairement. À l'occasion,nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitrairement. Et nous hériterons.Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela estclair. Tous ceux qui pensent comme toi doiventadmettre ce raisonnement et compter leur vie pourrien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeurant, moi, j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai lepouvoir, vous allez voir ce que la logique va vouscoûter. J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il le faut, je commencerai par toi.CŒSONIA, se dégageant.L'INTENDANTMais, César.CALIGULAQu'est-ce qui te prend ?CALIGULA, imperturbable.L'ordre des exécutions n'a, en effet, aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importanceégale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ailleurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres.Notez d'ailleurs qu'il n'est pas plus immoral de volerdirectement les citoyens que de glisser des taxesindirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuventse passer. Gouverner, c'est voler, tout le monde saitça. Mais il y a la manière. Pour moi, je voleraifranchement. Ça vous changera des gagne-petit.(Rudement, à l'intendant.) Tu exécuteras ces ordres sansdélai. Les testaments seront signés dans la soirée partous les habitants de Rome dans un mois au plus tardpar tous les provinciaux. Envoie des courriers.César, ma bonne volonté n'est pas en question, je tele jure.CALIGULANi la mienne, tu peux m'en croire. La preuve, c'estque je consens à épouser ton point de vue et à tenir leTrésor public pour un objet de méditations. Ensomme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeuet que je joue avec tes cartes. (Un temps et avec calme.)D'ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, cequi clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître. Je compte : un.L'intendant disparaît.

58CaligulaSCÈNE IXActe I, Scène X59chances à l'impossible. Aujourd'hui, et pour tout letemps qui va venir, la liberté n'a plus de frontières.CŒSONIA, tristement.CŒSONIAJe te reconnais mal ! C'est une plaisanterie, n'est-cepas?CALIGULAJe ne sais pas s'il faut s'en réjouir, Caïus.CALIGULAJe ne le sais pas non plus. Mais je suppose qu'il fauten vivre.Pas exactement, Cœsonia. C'est de la pédagogieEntre Cherea.SCIPIONCe n'est pas possible, Caïus !SCÈNE XCALIGULAJustement 'CHEREASCIPIONJe ne te comprends pas.CALIGULAJustement ! il s'agit de ce qui n'est pas possible, ouplutôt il s'agit de rendre possible ce qui ne l'est pas.J'ai appris ton retour Je fais des vœux pour tasanté.CALIGULAMa santé te remercie. (Un temps et soudain.) Va-t'en.Cherea, je ne veux pas te voir.CHEREASCIPIONMais c'est un jeu qui n'a pas de limites. C'est larécréation d'un fou.CALIGULANon, Scipion, c'est la vertu d'un empereur. (Il serenverse avec une expression de fatigue.) Je viens decomprendre enfin l'utilité du pouvoir. Il donne sesJe suis surpris, Caïus.CALIGULANe sois pas surpris. Je n'aime pas les littérateurs etje ne peux supporter leurs mensonges. Ils parlent pourne pas s'écouter. S'ils s'écoutaient, ils sauraient qu'ilsne sont rien et ne pourraient plus parler. Allez,rompez, j'ai horreur des faux témoins

60CaligulaActe I, Scène XI61CHEREACŒSONIASi nous mentons, c'est souvent sans le savoir. Jeplaide non coupable.Mais enfin, qu'y a-t-il de changé? S'il est vrai quetu aimais Drusilla, tu l'aimais en même temps quemoi et que beaucoup d'autres. Cela ne suffisait paspour que sa mort te chasse trois jours et trois nuitsdans la campagne et te ramène avec ce visage ennemi.CALIGULALe mensonge n'est jamais innocent. Et le vôtredonne de l'importance aux êtres et aux choses. Voilàce que je ne puis vous pardonner.CHEREACALIGULA, il s'est retourné.Et pourtant, il faut bien plaider pour ce monde, sinous voulons y vivre.Qui te parle de Drusilla, folle? Et ne peux-tuimaginer qu'un homme pleure pour autre chose quel'amour ?CALIGULACAESONIANe plaide pas, la cause est entendue. Ce monde estsans importance et qui le reconnaît conquiert saliberté. (// s'est levé.) Et justement, je vous hais parceque vous n'êtes pas libres. Dans tout l'Empire romain,me voici seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfinvenu un empereur pour vous enseigner la liberté. Vat'en, Cherea, et toi aussi, Scipion, l'amitié me fait rire.Allez annoncer à Rome que sa liberté lui est enfinrendue et qu'avec elle commence une grande épreuve.Ils sortent. Caligula s'est détourné.SCÈNEXICŒSONIATu pleures ?CALIGULAOui, Cœsonia.Pardon, Caïus. Mais je cherche à comprendre.CALIGULALes hommes pleurent parce que les choses ne sontpas ce qu'elles devraient être. {Elle va vers lui.) Laisse,Cœsonia. {Elle recule.) Mais reste près de moi.CŒSONIAJe ferai ce que tu voudras. {Elle s'assied.) À mon âge,on sait que la vie n'est pas bonne. Mais si le mal estsur la terre, pourquoi vouloir y ajouter?CALIGULATu ne peux pas comprendre. Qu'importe? Jesortirai peut-être de là. Mais je sens monter en moides êtres sans nom. Que ferais-je contre eux? (// seretourne vers elle.) Oh ! Cœsonia, je savais qu'on pouvaitêtre désespéré, mais j'ignorais ce que

la figure, l'Empire perd la tête. Ce n'est pas le moment, oh non! Et pour commencer, allons déjeu-ner, l'Empire se portera mieux. Acte l y Scène I LE VIEUX PATRICIEN 41 C'est juste, il ne faut pas lâcher la proie pour l'ombre. CHEREA Je n'aime pas cela. Mais tout allait

Related Documents:

AC Série Albert Camus de la Revue des Lettres modernes. CAC 1 Cahiers Albert Camus, 1 La Mort heureuse, Introduction et notes de Jean Sarocchi, Gallimard, 1971. CAC 2 Cahiers Albert Camus, 2 Paul Viallaneix Le Premier Camus, suivi de Écrits de j

La vie d'Albert Camus Un enfant pauvre 1913: Naissance, le 7 novembre, d'Albert Camus à Mondovi, petit village du Constantinois, près de Bône (Algérie). 1914: Camus ne connaîtra pas son père, ouvrier caviste : Lucien Camus, mobilisé et bless

Albert Camus La chute BeQ. Albert Camus La chute récit La Bibliothèque électronique du Québec Collection Classiques du 20e siècle Volume 113 : version 1.0 2. Du même auteur, à la Bibliothèque : L’étranger La peste 3. L

De 1935 à sa mort, Albert Camus a tenu ce qu’il appelait ses Cahiers. Pour ne pas entraîner de confu sion avec les Cahiers Albert Camus, les premiers édi teurs ont choisi le titre de Carnets, maintenu ici. Notre édition reproduit le texte de la Bibliothèque de la

albert camus, la peste (1947) 4 oeuvres d'albert camus récits l'Étranger. la peste. théâtre caligula le malentendu l'État de siÈge. les justes essais noces. le mythe de sisyphe. lettres À un ami allemand. actuelles, chroniques 1944-1948. actuelles, chroniques 1948-1953 l

Sartre portrays existentialism in Nausea through Roquentin’s questioning of his existence and his journey to find his purpose. Influences of Sartre on Camus’ Writings Camus praised Sartre for his novel, Nausea, because of the way he portrayed the absurdity of life.

Law Albert Akou Albert Alipio Albert Marsman Albert Mungai Albert Purba Albert Roda Albert Soistman Albert Vanderhoff Alberth Faria Albertina Gomes Alberto Albertoli Alberto Castro Alberto Dayawon Alberto Matyasi Alberto . Subramanian Balakrishnan Thacharambath Baldemar Guerrero Baleshwar Singh Bambang

Lettre d’Albert Camus à Charles Poncet, octobre 1955 Pour la famille d’origine modeste de Camus, la langue a pris souvent les traits de l’étrangeté. Mots écrits qu’il faut déchiffrer, termes complexes, les richesses de la langue éblouissent l’enfant avide