Les Essais - Livre II - Ebooks Gratuits

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Les Essais Livre II1

Les Essais Livre IITable des matières du livre IIChapitreIDe l'inconstance de nos actionsChapitreIIDe l'yvrongnerieChapitreIIICoustume de l'isle de CeaChapitreIVA demain les affairesChapitreVDe la conscienceChapitreVIDe l'exercitationChapitreVIIDes recompenses d'honneurChapitreVIIIDe l'affection des peres aux enfansChapitreIXDes armes de ParthesChapitreXDes livresChapitreXIDe la cruautéChapitreXIIApologie de Raimond de SebondeChapitreXIIIDe juger de la mort d'autruyChapitreXIVComme nostre esprit s'empesche soy mesmeChapitreXVQue nostre desir s'accroit par la malaisanceChapitreXVIDe la gloire2

Les Essais Livre IIChapitreXVIIDe la presumptionChapitreXVIIIDu desmentirChapitreXIXDe la liberté de conscienceChapitreXXNous ne goustons rien de purChapitreXXIContre la faineantiseChapitreXXIIDes postesChapitreXXIIIDes mauvais moyens employez à bonne finChapitreXXIVDe la grandeur romaineChapitreXXVDe ne contrefaire le maladeChapitreXXVIDes poucesChapitreXXVIICoüardise mere de la cruautéChapitreXXVIIIToutes choses ont leur saisonChapitreXXIXDe la vertuChapitreXXXD'un enfant monstrueuxChapitreXXXIDe la cholereChapitreXXXIIDefense de Seneque et de PlutarqueChapitreXXXIIIL'histoire de Spurina3

Les Essais Livre IIChapitreXXXIVObservation sur les moyens de faire la guerre de Julius CæsarChapitreXXXVDe trois bonnes femmesChapitreXXXVIDes plus excellens hommesChapitreXXXVIIDe la ressemblance des enfans aux peresChapitre suivantCHAPITRE IDe l'inconstance de nos actionsCEUX qui s'exerçent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'àles r'apiesser et mettre à mesme lustre : car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu'ilsemble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique. Le jeune Marius se trouve tantost fils de Mars,tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit on, en sa charge comme un renard, s'y portacomme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image de cruauté,comme on luy presentast à signer, suyvant le stile, la sentence d'un criminel condamné, qui eust respondu :Pleust à Dieu que je n'eusse jamais sceu escrire : tant le coeur luy serroit de condamner un homme à mort.Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soy mesme, que je trouve estrange, devoir quelquefois des gens d'entendement, se mettre en peine d'assortir ces pieces : veu que l'irresolution mesemble le plus commun et apparent vice de nostre nature ; tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur,Malum consilium est, quod mutari non potest.Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme, par les plus communs traicts de sa vie ; mais veu lanaturelle instabilité de nos moeurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tortde s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, etsuyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d'un personnage, et s'ils ne les peuventassez tordre, les renvoyent à la dissimulation. Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cest homme unevarieté d'actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lácher entier etindeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aisément la constance que toute autre chose, etrien plus aisément que l'inconstance. Qui en jugeroit en detail et distinctement, piece à piece, rencontreroitplus souvent à dire vray.En toute l'ancienneté il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes, qui ayent dressé leur vie à un certain etasseuré train, qui est le principal but de la sagesse : Car pour la comprendre tout en un mot, dit un ancien, etpour embrasser en une toutes les reigles de nostre vie, c'est vouloir, et ne vouloir pas tousjours mesmechose : Je ne daignerois, dit il, adjouster, pourveu que la volonté soit juste : car si elle n'est juste, il estimpossible qu'elle soit tousjours une. De vray, j'ay autrefois appris, que le vice, n'est que des reglement etfaute de mesure ; et par consequent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est un mot deDemosthenes, dit on, que le commencement de toute vertu, c'est consultation et deliberation, et la fin etperfection, constance. Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la prendrions la plus belle, maisCHAPITRE I De l'inconstance de nos actions4

Les Essais Livre IInul n'y a pensé,Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit,Æstuat, et vitæ disconvenit ordine toto.Nostre façon ordinaire c'est d'aller apres les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contre mont,contre bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'àl'instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prend la couleur du lieu, où on lecouche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons surnos pas : ce n'est que branle et inconstance :Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.Nous n'allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence,selon que l'eau est ireuse ou bonasse.nonne videmusQuid sibi quisque velit nescire, et quærere semper,Commutare locum quasi onus deponere possit ?Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps.Tales sunt hominum mentes, quali pater ipseJuppiter auctifero lustravit lumine terras.Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment.A qui auroit prescript et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions tout par tout en savie reluire une equalité de moeurs, un ordre, et une relation infallible des unes choses aux autres.(Empedocles remarquoit ceste difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonnoyent aux delices, comme s'ilsavoyent l'endemain à mourir : et bastissoyent, comme si jamais ils ne devoyent mourir)Le discours en seroit bien aisé à faire. Comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche, a touttouché : c'est une harmonie de sons tres accordans, qui ne se peut démentir. A nous au rebours, autantd'actions, autant faut il de jugemens particuliers : Le plus seur, à mon opinion, seroit de les rapporter auxcirconstances voisines, sans entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence.Pendant les débauches de nostre pauvre estat, on me rapporta, qu'une fille de bien pres de là où j'estoy,s'estoit precipitée du haut d'une fenestre, pour éviter la force d'un belitre de soldat son hoste : elle ne s'estoitpas tuée à la cheute, et pour redoubler son entreprise, s'estoit voulu donner d'un cousteau par la gorge, maison l'en avoit empeschée : toutefois apres s'y estre bien fort blessée, elle mesme confessoit que le soldat nel'avoit encore pressée que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu'elle avoit eu peur, qu'en fin il envinst à la contrainte : et là dessus les parolles, la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vrayefaçon d'une autre Lucrece. Or j'ay sçeu à la verité, qu'avant et depuis ell' avoit esté garse de non si difficilecomposition. Comme dit le compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostrepointe, n'en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse : ce n'est pas à dire que lemuletier n'y trouve son heure.Antigonus ayant pris en affection un de ses soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins dele penser d'une maladie longue et interieure, qui l'avoit tourmenté long temps : et s'apperçevant apres saguerison, qu'il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'avoit ainsi changé etCHAPITRE I De l'inconstance de nos actions5

Les Essais Livre IIencoüardy : Vous mesmes, Sire, luy respondit il, m'ayant deschargé des maux, pour lesquels je ne tenoiscompte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant esté dévalisé par les ennemis, fit sur eux pour se revencherune belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion,l'emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles remonstrances, dequoy il se pouvoitadviser :Verbis quæ timido quoque possent addere mentem :Employez y, respondit il, quelque miserable soldat dévalisé :quantumvis rusticus ibit,Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit.et refuse resoluëment d'y aller.Quand nous lisons, que Mahomet ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Janissaires, de ce qu'ilvoyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement au combat, Chasan alla pour touteresponce se ruer furieusement seul en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le premier corps desennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti : ce n'est à l'adventure pas tant justification, queradvisement : ny tant prouësse naturelle, qu'un nouveau despit.Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou lacholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette, luy avoit mis le coeur auventre ; ce n'est pas un coeur ainsi formé par discours : ces circonstances le luy ont fermy : ce n'est pasmerveille, si le voyla devenu autre par autres circonstances contraires.Ceste variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns nous songent deux ames,d'autres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre versle mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple.Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination : mais en outre, je me remue et troublemoy mesme par l'instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois enmesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parlediversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent, selon quelquetour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, delicat,ingenieux, hebeté, chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçavant, ignorant, et liberal et avare et prodigue :tout cela je le vois en moy aucunement, selon que je me vire : et quiconque s'estudie bien attentifvement,trouve en soy, voire et en son jugement mesme, ceste volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy,entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Distinguo, est le plusuniversel membre de ma Logique.Encore que je sois tousjours d'advis de dire du bien le bien, et d'interpreter plustost en bonne part les chosesqui le peuvent estre, si est ce que l'estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souvent par le vicemesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention. Parquoy un fait courageux nedoit pas conclurre un homme vaillant : celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousjours, et à toutesoccasions : Si c'estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu àtous accidens : tel seul, qu'en compagnie : tel en camp clos, qu'en une bataille : car quoy qu'on die, il n'y apas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une maladie en son lict,qu'une blessure au camp : et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu'en un assaut. Nous ne verrionspas un mesme homme, donner dans la bresche d'une brave asseurance, et se tourmenter apres, comme unefemme, de la perte d'un procez ou d'un fils.CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions6

Les Essais Livre IIQuand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauvreté : quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, ilse trouve roide contre les espées des adversaires : l'action est loüable, non pas l'homme.Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuvent veoir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies. Les Cimbreset Celtiberiens tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa ratione proficiscatur.Il n'est point de vaillance plus extreme en son espece, que celle d'Alexandre : mais elle n'est qu'en espece, nyassez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, si a elle encores ses taches. Qui faict quenous le voyons se troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu'il prent des machinations des sienscontre sa vie : et se porter en ceste recherche, d'une si vehemente et indiscrete injustice, et d'une crainte quisubvertit sa raison naturelle : La superstition aussi dequoy il estoit si fort attaint, porte quelque image depusillanimité. Et l'exces de la penitence, qu'il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage de l'inegalité deson courage.Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées, et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes. La vertu neveut estre suyvie que pour elle mesme ; et si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nousl'arrache aussi tost du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'ame en est une fois abbreuvée, et qui nes'en va qu'elle n'emporte la piece. Voyla pourquoy pour juger d'un homme, il faut suivre longuement etcurieusement sa trace : si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, Cui vivendi via considerataatque provisa est, si la varieté des occurences luy faict changer de pas, (je dy de voye : car le pas s'en peutou haster, ou appesantir) laissez le courre : celuy la s'en va avau le vent, comme dict la devise denostre Talebot.Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. Aqui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres. Il estimpossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste. A quoy faire la provision descouleurs, à qui ne sçait ce qu'il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n'en deliberons qu'àparcelles. L'archer doit premierement sçavoir où il vise, et puis y accommoder la main, l'arc, la corde, laflesche, et les mouvemens. Nos conseils fourvoyent, par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent faitpour celuy qui n'a point de port destiné. Je ne suis pas d'advis de ce jugement qu'on fit pour Sophocles, del'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoirveu l'une de ses tragoedies.Ny ne trouve la conjecture des Pariens envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequencequ'ils en tirerent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivees, et maisons champestres mieuxgouvernées : Et ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblée descitoyens en la ville, ils nommerent ces maistres la, pour nouveaux gouverneurs et magistrats : jugeants quesoigneux de leurs affaires privées, ils le seroyent des publiques.Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque moment,faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam remputa, unum hominem agere. Puis que l'ambition peut apprendre aux hommes, et la vaillance, et latemperance, et la liberalité, voire et la justice : puis que l'avarice peut planter au courage d'un garçon deboutique, nourri à l'ombre et à l'oysiveté, l'asseurance de se jetter si loing du foyer domestique, à la mercy desvagues et de Neptune courroucé dans un fraile bateau, et qu'elle apprend encore la discretion et la prudence :et que Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la jeunesse encore soubs la discipline et la verge ;et gendarme le tendre coeur des pucelles au giron de leurs meres :Hac duce custodes furtim transgressa jacentesAd juvenem tenebris sola puella venit.CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions7

Les Essais Livre IICe n'est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonderjusqu au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle. Mais d'autant que c'est une hazardeuse et hauteentreprinse, je voudrois que moins de gens s'en meslassent.Chapitre précédentChapitre suivantCHAPITRE IDe l'inconstance de nos actionsCEUX qui s'exerçent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'àles r'apiesser et mettre à mesme lustre : car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu'ilsemble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique. Le jeune Marius se trouve tantost fils de Mars,tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit on, en sa charge comme un renard, s'y portacomme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image de cruauté,comme on luy presentast à signer, suyvant le stile, la sentence d'un criminel condamné, qui eust respondu :Pleust à Dieu que je n'eusse jamais sceu escrire : tant le coeur luy serroit de condamner un homme à mort.Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soy mesme, que je trouve estrange, devoir quelquefois des gens d'entendement, se mettre en peine d'assortir ces pieces : veu que l'irresolution mesemble le plus commun et apparent vice de nostre nature ; tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur,Malum consilium est, quod mutari non potest.Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme, par les plus communs traicts de sa vie ; mais veu lanaturelle instabilité de nos moeurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tortde s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, etsuyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d'un personnage, et s'ils ne les peuventassez tordre, les renvoyent à la dissimulation. Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cest homme unevarieté d'actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lácher entier etindeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aisément la constance que toute autre chose, etrien plus aisément que l'inconstance. Qui en jugeroit en detail et distinctement, piece à piece, rencontreroitplus souvent à dire vray.En toute l'ancienneté il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes, qui ayent dressé leur vie à un certain etasseuré train, qui est le principal but de la sagesse : Car pour la comprendre tout en un mot, dit un ancien, etpour embrasser en une toutes les reigles de nostre vie, c'est vouloir, et ne vouloir pas tousjours mesmechose : Je ne daignerois, dit il, adjouster, pourveu que la volonté soit juste : car si elle n'est juste, il estimpossible qu'elle soit tousjours une. De vray, j'ay autrefois appris, que le vice, n'est que des reglement etfaute de mesure ; et par consequent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est un mot deDemosthenes, dit on, que le commencement de toute vertu, c'est consultation et deliberation, et la fin etperfection, constance. Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la prendrions la plus belle, maisnul n'y a pensé,Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit,Æstuat, et vitæ disconvenit ordine toto.Nostre façon ordinaire c'est d'aller apres les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contre mont,contre bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'àl'instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prend la couleur du lieu, où on lecouche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons surCHAPITRE I De l'inconstance de nos actions8

Les Essais Livre IInos pas : ce n'est que branle et inconstance :Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.Nous n'allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence,selon que l'eau est ireuse ou bonasse.nonne videmusQuid sibi quisque velit nescire, et quærere semper,Commutare locum quasi onus deponere possit ?Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps.Tales sunt hominum mentes, quali pater ipseJuppiter auctifero lustravit lumine terras.Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment.A qui auroit prescript et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions tout par tout en savie reluire une equalité de moeurs, un ordre, et une relation infallible des unes choses aux autres.(Empedocles remarquoit ceste difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonnoyent aux delices, comme s'ilsavoyent l'endemain à mourir : et bastissoyent, comme si jamais ils ne devoyent mourir)Le discours en seroit bien aisé à faire. Comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche, a touttouché : c'est une harmonie de sons tres accordans, qui ne se peut démentir. A nous au rebours, autantd'actions, autant faut il de jugemens particuliers : Le plus seur, à mon opinion, seroit de les rapporter auxcirconstances voisines, sans entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence.Pendant les débauches de nostre pauvre estat, on me rapporta, qu'une fille de bien pres de là où j'estoy,s'estoit precipitée du haut d'une fenestre, pour éviter la force d'un belitre de soldat son hoste : elle ne s'estoitpas tuée à la cheute, et pour redoubler son entreprise, s'estoit voulu donner d'un cousteau par la gorge, maison l'en avoit empeschée : toutefois apres s'y estre bien fort blessée, elle mesme confessoit que le soldat nel'avoit encore pressée que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu'elle avoit eu peur, qu'en fin il envinst à la contrainte : et là dessus les parolles, la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vrayefaçon d'une autre Lucrece. Or j'ay sçeu à la verité, qu'avant et depuis ell' avoit esté garse de non si difficilecomposition. Comme dit le compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostrepointe, n'en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse : ce n'est pas à dire que lemuletier n'y trouve son heure.Antigonus ayant pris en affection un de ses soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins dele penser d'une maladie longue et interieure, qui l'avoit tourmenté long temps : et s'apperçevant apres saguerison, qu'il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'avoit ainsi changé etencoüardy : Vous mesmes, Sire, luy respondit il, m'ayant deschargé des maux, pour lesquels je ne tenoiscompte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant esté dévalisé par les ennemis, fit sur eux pour se revencherune belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion,l'emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles remonstrances, dequoy il se pouvoitadviser :Verbis quæ timido quoque possent addere mentem :Employez y, respondit il, quelque miserable soldat dévalisé :CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions9

Les Essais Livre IIquantumvis rusticus ibit,Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit.et refuse resoluëment d'y aller.Quand nous lisons, que Mahomet ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Janissaires, de ce qu'ilvoyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement au combat, Chasan alla pour touteresponce se ruer furieusement seul en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le premier corps desennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti : ce n'est à l'adventure pas tant justification, queradvisement : ny tant prouësse naturelle, qu'un nouveau despit.Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou lacholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette, luy avoit mis le coeur auventre ; ce n'est pas un coeur ainsi formé par discours : ces circonstances le luy ont fermy : ce n'est pasmerveille, si le voyla devenu autre par autres circonstances contraires.Ceste variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns nous songent deux ames,d'autres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre versle mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple.Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination : mais en outre, je me remue et troublemoy mesme par l'instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois enmesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parlediversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent, selon quelquetour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, delicat,ingenieux, hebeté, chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçavant, ignorant, et liberal et avare et prodigue :tout cela je le vois en moy aucunement, selon que je me vire : et quiconque s'estudie bien attentifvement,trouve en soy, voire et en son jugement mesme, ceste volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy,entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Distinguo, est le plusuniversel membre de ma Logique.Encore que je sois tousjours d'advis de dire du bien le bien, et d'interpreter plustost en bonne part les chosesqui le peuvent estre, si est ce que l'estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souvent par le vicemesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention. Parquoy un fait courageux nedoit pas conclurre un homme vaillant : celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousjours, et à toutesoccasions : Si c'estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu àtous accidens : tel seul, qu'en compagnie : tel en camp clos, qu'en une bataille : car quoy qu'on die, il n'y apas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une maladie en son lict,qu'une blessure au camp : et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu'en un assaut. Nous ne verrionspas un mesme homme, donner dans la bresche d'une brave asseurance, et se tourmenter apres, comme unefemme, de la perte d'un procez ou d'un fils.Quand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauvreté : quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, ilse trouve roide contre les espées des adversaires : l'action est loüable, non pas l'homme.Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuvent veoir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies. Les Cimbreset Celtiberiens tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa ratione proficiscatur.Il n'est point de vaillance plus extreme en son espece, que celle d'Alexandre : mais elle n'est qu'en espece, nyassez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, si a elle encores ses taches. Qui faict quenous le voyons se troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu'il prent des machinations des siensCHAPITRE I De l'inconstance de nos actions10

Les Essais Livre IIcontre sa vie : et se porter en ceste recherche, d'une si vehemente et indiscrete injustice, et d'une crainte quisubvertit sa raison naturelle : La superstition aussi dequoy il estoit si fort attaint, porte quelque image depusillanimité. Et l'exces de la penitence, qu'il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage de l'inegalité deson courage.Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées, et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes. La vertu neveut estre suyvie que pour elle mesme ; et si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nousl'arrache aussi tost du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'ame en est une fois abbreuvée, et qui nes'en va qu'elle n'emporte la piece. Voyla pourquoy pour juger d'un homme, il faut suivre longuement etcurieusement sa trace : si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, Cui vivendi via considerataatque provisa est, si la varieté des occurences luy faict changer de pas, (je dy de voye : car le pas s'en peutou haster, ou appesantir) laissez le courre : celuy la s'en va avau le vent, comme dict la devise denostre Talebot.Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. Aqui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres. Il estimpossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste. A quoy faire la provision descouleurs, à qui ne sçait ce qu'il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n'en deliberons qu'àparcelles. L'archer doit premierement sçavoir où il vise, et puis y accommoder la main, l'arc, la corde, laflesche, et les mouvemens. Nos conseils fourvoyent, par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent faitpour celuy qui n'a point de port destiné. Je ne suis pas d'advis de ce jugement qu'on fit pour Sophocles, del'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoirveu l'une de ses tragoedies.Ny ne trouve la conjecture des Pariens envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequencequ'ils en tirerent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivees, et maisons champestres mieuxgouvernées : Et ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblée descitoyens en la ville, ils nommerent ces maistres la, pour nouveaux gouverneurs et magistrats : jugeants quesoigneux de leurs affaires privées, ils le seroyent des publiques.Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque moment,faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam remputa, unum hominem agere. Puis

Des livres Chapitre XI De la cruauté Chapitre XII Apologie de Raimond de Sebonde Chapitre XIII De juger de la mort d'autruy Chapitre XIV Comme nostre esprit s'empesche soy mesme Chapitre XV Que nostre desir s'accroit par la malaisance Chapitre XVI De la gloire Les Essais Livre II 2. Chapitre XVII De la presumption Chapitre XVIII Du desmentir Chapitre XIX De la liberté de conscience .

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