Denis Diderot La Religieuse - Ebooks Gratuits

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Denis DiderotLa religieuseBeQ

Denis DiderotLa religieuseLa Bibliothèque électronique du QuébecCollection À tous les ventsVolume 823 : version 1.02

Du même auteur, à la Bibliothèque :Le neveu de RameauLes deux amis de Bourbonne3

La religieuseÉdition de référence :Librairie Alphonse Lemerre, Paris, 1925.4

NoticeDiderot n’est pas seulement une des plusgrandes figures du XVIIIe siècle ; c’est l’une desplus curieuses et des plus diverses. Il a tout aimé,tout compris, depuis la philosophie jusqu’aux artsmécaniques, en passant par les lettres ; il a touchéà tout. Il n’est point étonnant qu’il ait été ie, puisqu’il était une encyclopédielui-même. Sa vie et son génie ont eu le mêmecaractère aventureux et passionné, avide de serépandre de toutes les façons. C’est ce qui le rendà la fois si attachant et si difficile à saisir dans lamultiplicité des aspects sous lesquels il nousapparaît.Il naquit à Langres, en 1713, d’une familled’artisans. Depuis des siècles, les Diderot étaientcouteliers de père en fils, mais il avait été décidéqu’on ferait du jeune Denis un ecclésiastique : ildevait succéder au bénéfice d’un oncle homme5

d’église. Dans cette intention, on le plaça à neufans chez les jésuites de Langres ; à onze ans, ilrecevait la tonsure par provision. Ses maîtresmirent tout en œuvre pour l’attirer à eux. Ils yréussirent presque, puisqu’il essaya de s’enfuir deLangres pour courir à Paris s’enfermer dans unede leurs maisons. Mais son père veillait. Lenéophyte fut remis aux mains des excellentsmaîtres du collège d’Harcourt.Il était à Paris, selon son désir. Il y fit desolides études, tout en scandalisant sesprofesseurs par les incartades de son esprit déjàtrès livre. Il ne devint pas prêtre ; il entra chez unprocureur, où il apprit, outre le droit, l’anglais,l’italien et les mathématiques. Mais il ne sepressait point de choisir une profession ; sonpère, irrité, lui refusa tous subsides. Alors il dutgagner sa vie par n’importe quelles besognes,étant bon, heureusement, à n’importe quoi.Malgré l’opposition paternelle, il épousa paramour et secrètement une jeune fille aussi pauvreque lui, Mlle Champion.Cependant, il commençait à se faire un nom et6

à gagner davantage. Son activité littéraire étaitprodigieuse, et il le fallait bien. Car bientôt, outreles frais du ménage, il s’était imposé la charged’entretenir une Mme de Puisieux, qui donnaitdans le bel esprit. Il s’était aperçu, en effet, del’insuffisance intellectuelle de sa femme : cettemaîtresse lettrée y suppléait. Mme Diderot fermaitles yeux. C’est alors qu’il écrivit, pêle-mêle,l’Essai sur le Mérite et la Vertu, ouvrage moral,les Bijoux indiscrets, qui tiennent plutôt du genrede l’Arétin, et les Pensées philosophiques oùl’ancien élève des jésuites entre en coquetterieavec l’athéisme. Ces Pensées furent brûlées par lamain du bourreau.Mme de Puisieux étant insatiable, Diderotpublia en 1749 la fameuse Lettre sur lesAveugles, où son athéisme s’accusait davantage.Cette fois, ce fut la prison à Vincennes. Legouverneur était par chance un homme fort doux,le mari de la fameuse Émilie Du Châtelet, cetteamie de Voltaire.Il traitait son prisonnier à sa table et luipermettait de recevoir tous les visiteurs qui se7

présentaient. De ce nombre fut Jean-JacquesRousseau, avec qui Diderot se lia, et sur qui soninfluence fut réelle, car il l’amena à prendre particontre les lettres et les arts dans le fameuxDiscours à l’Académie de Dijon, et à se poser,dès le début de sa carrière, en ennemi de lacivilisation.C’est alors aussi que Diderot entra encorrespondance avec Voltaire, à propos de laLettre sur les Aveugles. On voit que cetemprisonnement ne lui fut point tropdésavantageux. D’ailleurs, il sortit bientôt deVincennes et fut délivré aussi de Mme de Puisieuxpar une infidélité un peu trop flagrante de celleci.Ce fut, il est vrai, pour retomber tout aussitôtsous un autre joug, mais aimable et léger, celui deMlle Volland, qui était une fille d’esprit et forthonnête.Rendons grâces à Mlle Volland : nous luidevons un des meilleurs ouvrages de Diderot. Lacorrespondance intermittente qu’il entretint avecelle, de 1759 à 1774, est aussi divertissante et8

aussi instructive que possible. Elle a le doublemérite d’être à la fois une confession involontairedu philosophe et un tableau de son époque le plusamusant, le plus joliment nuancé qui soit.Cependant on ne peut passer sous silence lesessais dramatiques, d’ailleurs assez malheureux,de Diderot. Le théâtre l’avait toujours beaucoupoccupé ; le trouvant en décadence, il voulut lerégénérer par le sérieux et l’honnête, qu’ilprétendait substituer au tragique et au frivole. Lesintentions étaient louables, les résultats furentpiteux. Le Fils naturel n’eut, et à grand-peine,que deux représentations. Le Père de Famille,malgré Préville et Mlle Gaussin, n’en obtint quehuit ou neuf. Si l’école romantique n’avait repris,à grand tapage, quelques-unes des théories deDiderot, son essai de drame bourgeois seraitentièrement oublié aujourd’hui. Mais le théâtrelui aura du moins inspiré une œuvre durable, etqui sera toujours discutée, son fameux Paradoxesur l’insensibilité nécessaire du Comédien.De même, on relit encore ses Salons, où ils’improvisa critique d’art pour être agréable à9

Grimm qui n’avait pas le temps de rendre compteà ses lecteurs princiers des expositions depeinture et de sculpture : il le fit à sa place. CesSalons sont toujours inégalés.L’œuvre la plus considérable de Diderot futl’Encyclopédie ; il y travailla pendant trente ans.Il est difficile de mesurer l’étendue d’un pareileffort. Sa collaboration personnelle, c’est-à-direles articles qu’il rédigea lui-même, représente àelle seule un labeur étonnant. Elle comprend lesarts mécaniques, qu’il étudia et pratiqua dans lesateliers avant d’en parler, se faisant ouvriercomme l’avait été son père. Mais il fautconsidérer en outre qu’il assuma la direction detoute l’entreprise, qu’il soutint la lutte contre leParlement, la Sorbonne, l’archevêque de Paris etles jésuites ; qu’il dut vaincre aussi les difficultésmatérielles, suppléer aux collaborateurs qui sedécourageaient et quittaient la maison. Et quandil eut achevé cette œuvre colossale, il se trouvapauvre.C’est alors que l’impératrice de Russie, lagrande Catherine, eut envers lui une inspiration10

digne de tous les deux. Elle avait appris qu’ilvoulait vendre sa bibliothèque ; elle lui fit direqu’elle l’achetait, à la condition qu’il la luigarderait à Paris et qu’il en serait lebibliothécaire. Il aurait pour cela un traitement demille francs et plus tard un logement rueRichelieu, qu’il n’occupa que dans les derniersjours de sa vie. Diderot accepta, il fit le voyagede Russie pour remercier sa bienfaitrice. C’est auretour qu’il écrivit Jacques le Fataliste et laReligieuse, ainsi qu’un ouvrage moitié historique,moitié philosophique : l’Essai sur les règnes deClaude et de Néron. Mais le froid de la Russieavait attaqué sa santé ; il tomba malade aucommencement de 1784. Il traîna ique au milieu des incommodités et dessouffrances, et il mourut le 29 juillet. Il futenterré dans la chapelle de la Vierge à SaintRoch.*11

Dans le genre scandaleux, Diderot a laissédeux œuvres de valeur fort inégale : les Bijouxindiscrets et la Religieuse. Les Bijoux indiscretsne sont qu’une gauloiserie, renouvelée d’un vieuxfabliau et mise à la mode du XVIIIe siècle, enexagérant la crudité du modèle primitif. LaReligieuse est davantage : c’est un livre puissant,plein de passion dans tous les sens du mot. On ytrouve d’abord un furieux pamphlet contre lescouvents ; l’auteur nous en présente deux : l’unest une géhenne avec des tortionnaires ; l’autreune Mytilène que peuplent des Saphosembéguinées.Mais, pour appuyer les conclusions dupamphlet, le roman nous offre une suite de scènesqui vont du sadisme à l’hystérie. Elles sontsouvent traitées d’une façon admirable, et lephilosophe réformateur des cloîtres s’y attardeavec une évidente complaisance. Ce sont cespages-là qui firent le succès du livre et qui leprolongent aujourd’hui. Cependant, il y a encoreautre chose dans la Religieuse ; une histoiremélodramatique qui ne ressemble pas mal à unépisode des Mystères de Paris, car Diderot12

contient déjà Eugène Sue. Cette fille de naissanceirrégulière, séquestrée dans deux couventssuccessifs et qui se débat contre les machinationsde ceux qui en veulent à son argent, fit couler lespleurs des âmes pures, tandis que les autresétaient surtout intéressées par le haut goût de sesaventures avec des nonnes très spéciales. On ditmême que le vertueux M. de Croismare, mystifiéde concert par Grimm et Diderot, voulait à touteforce envoyer des secours à la touchantepersonne qu’on lui représentait comme unevictime des intrigues monacales.Cette anecdote donne la note comique. On nela trouverait pas dans l’ouvrage lui-même. LaReligieuse est un livre trouble et troublant ; cen’est point un livre gai, mais plutôt un coinparticulier de l’enfer où sont parquées certainesdamnées de la luxure et de la névrose. Ce n’estpoint un chef-d’œuvre ; c’est pire : une œuvre quidéconcerte, qui choque souvent le goût et quifascine l’imagination. Quand on l’a lue on estpeut-être irrité contre l’auteur et contre soi, maisil est absolument impossible qu’on l’oublie, cequi arrive pour un certain nombre de chefs13

d’œuvre. On se rappelle malgré soi cetteatmosphère qui sent le soufre et l’encens, et cesvisions paradoxales qui prouvent que Baudelairen’a point inventé les chercheuses d’infini.14

La religieuseLa réponse de M. le marquis de Croismare,s’il m’en fait une, me fournira les premièreslignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j’aivoulu le connaître. C’est un homme du monde, ils’est illustré au service ; il est âgé, il a été marié ;il a une fille et deux fils qu’il aime et dont il estchéri. Il a de la naissance, des lumières, del’esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts,et surtout de l’originalité. On m’a fait l’éloge desa sensibilité, de son honneur et de sa probité ; etj’ai jugé par le vif intérêt qu’il a pris à monaffaire, et par tout ce qu’on m’en a dit, que je nem’étais point compromise en m’adressant à lui :mais il n’est pas à présumer qu’il se détermine àchanger mon sort sans savoir qui je suis, et c’estce motif qui me résout à vaincre mon amourpropre et ma répugnance, en entreprenant cesmémoires, où je peins une partie de mesmalheurs, sans talent et sans art, avec la naïveté15

d’un enfant de mon âge et la franchise de moncaractère. Comme mon protecteur pourraitexiger, ou que peut-être la fantaisie me prendraitde les achever dans un temps où des faitséloignés auraient cessé d’être présents à mamémoire, j’ai pensé que l’abrégé qui les termine,et la profonde impression qui m’en restera tantque je vivrai, suffiraient pour me les rappeleravec exactitude.Mon père était avocat. Il avait épousé ma mèredans un âge assez avancé ; il en eut trois filles. Ilavait plus de fortune qu’il n’en fallait pour lesétablir solidement ; mais pour cela il fallait aumoins que sa tendresse fût également partagée ;et il s’en manque bien que j’en puisse faire cetéloge. Certainement je valais mieux que messœurs par les agréments de l’esprit et de la figure,le caractère et les talents ; et il semblait que mesparents en fussent affligés. Ce que la nature etl’application m’avaient accordé d’avantages surelles devenant pour moi une source de chagrins,afin d’être aimée, chérie, fêtée, excusée toujours16

comme elles l’étaient, dès mes plus jeunes ansj’ai désiré de leur ressembler. S’il arrivait qu’ondît à ma mère : « Vous avez des enfantscharmants. » jamais cela ne s’entendait de moi.J’étais quelquefois bien vengée de cetteinjustice ; mais les louanges que j’avais reçuesme coûtaient si cher quand nous étions seules,que j’aurais autant aimé de l’indifférence oumême des injures ; plus les étrangers m’avaientmarqué de prédilection, plus on avait d’humeurlorsqu’ils étaient sortis. Ô combien j’ai pleuré defois de n’être pas née laide, bête, sotte,orgueilleuse ; en un mot, avec tous les travers quileur réussissaient auprès de nos parents ! Je mesuis demandé d’où venait cette bizarrerie, dans unpère, une mère d’ailleurs honnêtes, justes etpieux. Vous l’avouerai-je, monsieur ? Quelquesdiscours échappés à mon père dans sa colère, caril était violent ; quelques circonstancesrassemblées à différents intervalles, des mots devoisins, des propos de valets, m’en ont faitsoupçonner une raison qui les excuserait un peu.Peut-être mon père avait-il quelque incertitudesur ma naissance ; peut-être rappelais-je à ma17

mère une faute qu’elle avait commise, etl’ingratitude d’un homme qu’elle avait tropécouté ; que sais-je ? Mais quand ces soupçonsseraient mal fondés, que risquerais-je à vous lesconfier ? Vous brûlerez cet écrit, et je vouspromets de brûler vos réponses.Comme nous étions venues au monde à peu dedistance les unes des autres, nous devînmesgrandes toutes les trois ensemble. Il se présentades partis. Ma sœur aînée fut recherchée par unjeune homme charmant ; bientôt je m’aperçusqu’il me distinguait, et je devinai qu’elle ne seraitincessamment que le prétexte de ses assiduités. Jepressentis tout ce que cette préférence pouvaitm’attirer de chagrins ; et j’en avertis ma mère.C’est peut-être la seule chose que j’aie faite enma vie qui lui ait été agréable, et voici commentj’en fus récompensée. Quatre jours après, ou dumoins à peu de jours, on me dit qu’on avait arrêtéma place dans un couvent ; et dès le lendemainj’y fus conduite. J’étais si mal à la maison, quecet événement ne m’affligea point ; et j’allai àSainte-Marie, c’est mon premier couvent, avecbeaucoup de gaieté. Cependant l’amant de ma18

sœur ne me voyant plus, m’oublia, et devint sonépoux. Il s’appelle M. K. ; il est notaire, etdemeure à Corbeil, où il fait un assez mauvaisménage. Ma seconde sœur fut mariée à un M.Bauchon, marchand de soieries à Paris, rueQuincampoix, et vit assez bien avec lui.Mes deux sœurs établies, je crus qu’onpenserait à moi, et que je ne tarderais pas à sortirdu couvent. J’avais alors seize ans et demi. Onavait fait des dots considérables à mes sœurs ; jeme promettais un sort égal au leur, et ma têtes’était remplie de projets séduisants, lorsqu’onme fit demander au parloir. C’était le pèreSéraphin, directeur de ma mère ; il avait été aussile mien ; ainsi il n’eut pas d’embarras àm’expliquer le motif de sa visite : il s’agissait dem’engager à prendre l’habit. Je me récriai surcette étrange proposition ; et je lui déclarainettement que je ne me sentais aucun goût pourl’état religieux. « Tant pis, me dit-il, car vosparents se sont dépouillés pour vos sœurs, et je nevois plus ce qu’ils pourraient pour vous dans lasituation étroite où ils se sont réduits.Réfléchissez-y, mademoiselle ; il faut ou entrer19

pour toujours dans cette maison, ou s’en allerdans quelque couvent de province où l’on vousrecevra pour une modique pension, et d’où vousne sortirez qu’à la mort de vos parents, qui peutse faire attendre encore longtemps. » Je meplaignis avec amertume, et je versai un torrent delarmes. La supérieure était prévenue ; ellem’attendait au retour du parloir. J’étais dans undésordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit :« Et qu’avez-vous, ma chère enfant ? (Elle savaitmieux que moi ce que j’avais.) Comme vousvoilà ! Mais on n’a jamais vu un désespoir pareilau vôtre, vous me faites trembler. Est-ce que vousavez perdu monsieur votre père ou madame votremère ? » Je pensai lui répondre, en me jetantentre ses bras : « Eh ! plût à Dieu !. » je mecontentai de m’écrier : « Hélas ! Je n’ai ni père nimère ; je suis une malheureuse qu’on déteste etqu’on veut enterrer ici toute vive. » Elle laissapasser le torrent ; elle attendit le moment de latranquillité. Je lui expliquai plus clairement cequ’on venait de m’annoncer. Elle parut avoir pitiéde moi ; elle me plaignit ; elle m’encouragea à nepoint embrasser un état pour lequel je n’avais20

aucun goût ; elle me promit de prier, deremontrer, de solliciter. Oh ! monsieur, combiences supérieures de couvent sont artificieuses !vous n’en avez point d’idée. Elle écrivit en effet.Elle n’ignorait pas les réponses qu’on lui ferait ;elle me les communiqua ; et ce n’est qu’aprèsbien du temps que j’ai appris à douter de sabonne foi. Cependant le terme qu’on avait mis àma résolution arriva, elle vint m’en instruire avecla tristesse la mieux étudiée. D’abord elledemeura sans parler, ensuite elle me jeta quelquesmots de commisération, d’après lesquels jecompris le reste. Ce fut encore une scène dedésespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vouspeindre. Savoir se contenir est leur grand art.Ensuite elle me dit, en vérité je crois que ce fut enpleurant : « Eh bien ! mon enfant, vous allez doncnous quitter ! chère enfant, nous ne nousreverrons plus !. » Et d’autres propos que jen’entendis pas. J’étais renversée sur une chaise ;ou je gardais le silence, ou je sanglotais, ouj’étais immobile, ou je me levais, ou j’allaistantôt m’appuyer contre les murs, tantôt exhalerma douleur sur son sein. Voilà ce qui s’était passé21

lorsqu’elle ajouta : « Mais que ne faites-vous unechose ? Écoutez, et n’allez pas dire au moins queje vous en ai donné le conseil ; je compte sur unediscrétion inviolable de votre part : car, pourtoute chose au monde, je ne voudrais pas qu’oneût un reproche à me faire. Qu’est-ce qu’ondemande de vous ? Que vous preniez le voile ?Eh bien ! que ne le prenez-vous ? À quoi celavous engage-t-il ? À rien, à demeurer encoredeux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni quivit ; deux ans, c’est du temps, il peut arriver biendes choses en deux ans. » Elle joignit à cespropos insidieux tant de caresses, tant deprotestations d’amitié, tant de faussetés douces :« je savais où j’étais, je ne savais pas où l’on memènerait », et je me laissai persuader. Elle écrivitdonc à mon père ; sa lettre était très bien, oh !pour cela on ne peut mieux : ma peine, madouleur, mes réclamations n’y étaient pointdissimulées ; je vous assure qu’une fille plus fineque moi y aurait été trompée ; cependant onfinissait par donner mon consentement. Avecquelle célérité tout fut préparé ! Le jour fut pris,mes habits faits, le moment de la cérémonie22

arrivé, sans que j’aperçoive aujourd’hui lemoindre intervalle entre ces choses.J’oubliais de vous dire que je vis mon père etma mère, que je n’épargnai rien pour les toucher,et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M.l’abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m’exhorta,et M. l’évêque d’Alep qui me donna l’habit. Cettecérémonie n’est pas gaie par elle-même ; ce jourlà elle fut des plus tristes. Quoique les religieusess’empressassent autour de moi pour me soutenir,vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et jeme vis prête à tomber sur les marches de l’autel.Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’étaisstupide ; on me menait, et j’allais ; onm’interrogeait, et l’on répondait pour moi.Cependant cette cruelle cérémonie prit fin ; toutle monde se retira, et je restai au milieu dutroupeau auquel on venait de m’associer. Mescompagnes m’ont entourée ; elles m’embrassent,et se disent : « Mais voyez donc, ma sœur,comme elle est belle ! comme ce voile noir relèvela blancheur de son teint ! comme ce bandeau luisied ! comme il lui arrondit le visage ! comme ilétend ses joues ! comme cet habit fait valoir sa23

taille et ses bras !. » Je les écoutais à peine ;j’étais désolée ; cependant, il faut que j’enconvienne, quand je fus seule dans ma cellule, jeme ressouvins de leurs flatteries ; je ne pusm’empêcher de les vérifier à mon petit miroir ; etil me sembla qu’elles n’étaient pas tout à faitdéplacées. Il y a des honneurs attachés à ce jour ;on les exagéra pour moi, mais j’y fus peusensible ; et l’on affecta de croire le contraire etde me le dire, quoiqu’il fût clair qu’il n’en étaitrien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieurese rendit dans ma cellule. « En vérité, me dit-elleaprès m’avoir un peu considérée, je ne saispourquoi vous avez tant de répugnance pour cethabit ; il vous fait à merveille, et vous êtescharmante ; sœur Suzanne est une très bellereligieuse, on vous en aimera davantage. Çà,voyons un peu, marchez. Vous ne vous tenez pasassez droite ; il ne faut pas être courbée commecela. » Elle me composa la tête, les pieds, lesmains, la taille, les bras ; ce fut presque une leçonde Marcel sur les grâces monastiques : car chaqueétat a les siennes. Ensuite elle s’assit, et me dit :« C’est bien ; mais à présent parlons un peu24

sérieusement. Voilà donc deux ans de gagnés ;vos parents peuvent changer de résolution ; vousmême, vous voudrez peut-être rester ici quand ilsvoudront vous en tirer ; cela ne serait point dutout impossible. – Madame, ne le croyez pas. –Vous avez été longtemps parmi nous, mais vousne connaissez pas encore notre vie ; elle a sespeines sans doute, mais elle a aussi sesdouceurs. » Vous vous doutez bien de tout cequ’elle put ajouter du monde et du cloître, celaest écrit partout, et partout de la même manière ;car, grâces à Dieu, on m’a fait lire le nombreuxfatras de ce que les religieux ont débité de leurétat, qu’ils connaissent bien et qu’ils détestent,contre le monde qu’ils aiment, qu’ils déchirent etqu’ils ne connaissent pas.Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat ;si l’on observait toute son austérité, on n’yrésisterait pas ; mais c’est le temps le plus douxde la vie monastique. Une mère des novices est lasœur la plus indulgente qu’on a pu trouver. Sonétude est de vous dérober toutes les épines de25

l’état ; c’est un cours de séduction la plus subtileet la mieux apprêtée. C’est elle qui épaissit lesténèbres qui vous environnent, qui vous berce,qui vous endort, qui vous en impose, qui vousfascine ; la nôtre s’attacha à moi particulièrement.Je ne pense pas qu’il y ait aucune âme, jeune etsans expérience, à l’épreuve de cet art funeste. Lemonde a ses précipices ; mais je n’imagine pasqu’on y arrive par une pente aussi facile. Sij’avais éternué deux fois de suite, j’étaisdispensée de l’office, du travail, de la prière ; jeme couchais de meilleure heure, je me levais plustard ; la règle cessait pour moi. Imaginez,monsieur, qu’il y avait des jours où je soupiraisaprès l’instant de me sacrifier. Il ne se passe pasune histoire fâcheuse dans le monde qu’on nevous en parle ; on arrange les vraies, on en fait defausses, et puis ce sont des louanges sans fin etdes actions de grâces à Dieu qui nous met àcouvert de ces humiliantes aventures. Cependantil approchait, ce temps, que j’avais quelquefoishâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, jesentis mes répugnances se réveiller et s’accroître.Je les allais confier à la supérieure, ou à notre26

mère des novices. Ces femmes se vengent bien del’ennui que vous leur portez : car il ne faut pascroire qu’elles s’amusent du rôle hypocritequ’elles jouent, et des sottises qu’elles sontforcées de vous répéter ; cela devient à la fin siusé et si maussade pour elles ; mais elles s’ydéterminent, et cela pour un millier d’écus qu’ilen revient à leur maison. Voilà l’objet importantpour lequel elles mentent toute leur vie, etpréparent à de jeunes innocentes un désespoir dequarante, de cinquante années, et peut-être unmalheur éternel ; car il est sûr, monsieur, que, surcent religieuses qui meurent avant cinquante ans,il y en a cent tout juste de damnées, sans comptercelles qui deviennent folles, stupides ou furieusesen attendant.Il arriva un jour qu’il s’en échappa une de cesdernières de la cellule où on la tenait renfermée.Je la vis. Voilà l’époque de mon bonheur ou demon malheur, selon, monsieur, la manière dontvous en userez avec moi. Je n’ai jamais rien vude si hideux. Elle était échevelée et presque sansvêtement ; elle traînait des chaînes de fer ; sesyeux étaient égarés ; elle s’arrachait les cheveux ;27

elle se frappait la poitrine avec les poings, ellecourait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-même,et les autres, des plus terribles imprécations ; ellecherchait une fenêtre pour se précipiter. Lafrayeur me saisit, je tremblai de tous mesmembres, je vis mon sort dans celui de cetteinfortunée, et sur-le-champ il fut décidé, dansmon cœur, que je mourrais mille fois plutôt quede m’y exposer. On pressentit l’effet que cetévénement pourrait faire sur mon esprit ; on crutdevoir le prévenir. On me dit de cette religieuseje ne sais combien de mensonges ridicules qui secontredisaient : qu’elle avait déjà l’esprit dérangéquand on l’avait reçue ; qu’elle avait eu un grandeffroi dans un temps critique ; qu’elle étaitdevenue sujette à des visions ; qu’elle se croyaiten commerce avec les anges ; qu’elle avait faitdes lectures pernicieuses qui lui avaient gâtél’esprit ; qu’elle avait entendu des novateursd’une morale outrée, qui l’avaient si fortépouvantée des jugements de Dieu, que sa têteébranlée en avait été renversée ; qu’elle ne voyaitplus que des démons, l’enfer et des gouffres defeu ; qu’elles étaient bien malheureuses ; qu’il28

était inouï qu’il y eût jamais eu un pareil sujetdans la maison ; que sais-je quoi encore ? Cela neprit point auprès de moi. À tout moment mareligieuse folle me revenait à l’esprit, et je merenouvelais le serment de ne faire aucun vœu.Le voici pourtant arrivé ce moment où ils’agissait de montrer si je savais me tenir parole.Un matin, après l’office, je vis entrer lasupérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Sonvisage était celui de la tristesse et del’abattement ; les bras lui tombaient ; il semblaitque sa main n’eût pas la force de soulever cettelettre ; elle me regardait ; des larmes semblaientrouler dans ses yeux ; elle se taisait et moi aussi ;elle attendait que je parlasse la première ; j’en fustentée, mais je me retins. Elle me demandacomment je me portais ; que l’office avait étébien long aujourd’hui ; que j’avais un peutoussé ; que je lui paraissais indisposée. À toutcela je répondis : « Non, ma chère mère. » Elletenait toujours sa lettre d’une main pendante ; aumilieu de ces questions, elle la posa sur sesgenoux, et sa main la cachait en partie ; enfin,après avoir tourné autour de quelques questions29

sur mon père, sur ma mère, voyant que je ne luidemandais point ce que c’était que ce papier, elleme dit : « Voilà une lettre. »À ce mot je sentis mon cœur se troubler, etj’ajoutai d’une voix entrecoupée et avec deslèvres tremblantes : « Elle est de ma mère ?– Vous l’avez dit ; tenez, lisez. »Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lusd’abord avec assez de fermeté ; mais à mesureque j’avançais, la frayeur, l’indignation, la colère,le dépit, différentes passions se succédant en moi,j’avais différentes voix, je prenais différentsvisages et je faisais différents mouvements.Quelquefois je tenais à peine ce papier, ou je letenais comme si j’eusse voulu le déchirer, ou je leserrais violemment comme si j’avais été tentée dele froisser et de le jeter loin de moi.« Eh bien ! mon enfant, que répondrons-nous àcela ?– Madame, vous le savez.– Mais non, je ne le sais pas. Les temps sontmalheureux, votre famille a souffert des pertes ;30

les affaires de vos sœurs sont dérangées ; ellesont l’une et l’autre beaucoup d’enfants, on s’estépuisé pour elles en les mariant ; on se ruine pourles soutenir. Il est impossible qu’on vous fasse uncertain sort ; vous avez pris l’habit ; on s’estconstitué en dépenses ; par cette démarche vousavez donné des espérances ; le bruit de votreprofession prochaine s’est répandu dans lemonde. Au reste, comptez toujours sur tous messecours. Je n’ai jamais attiré personne en religion,c’est un état où Dieu nous appelle, et il est trèsdangereux de mêler sa voix à la sienne. Jen’entreprendrai point de parler à votre cœur, si lagrâce ne lui dit rien ; jusqu’à présent je n’ai pointà me reprocher le malheur d’une autre : voudraisje commencer par vous, mon enfant, qui m’êtes sichère ? Je n’ai point oublié que c’est à mapersuasion que vous avez fait les premièresdémarches ; et je ne souffrirai point qu’on enabuse pour vous engager au-delà de votrevolonté. Voyons donc ensemble, concertonsnous. Voulez-vous faire profession ?– Non, madame.31

– Vous ne vous sentez aucun goût pour l’étatreligieux ?– Non, madame.– Vous n’obéirez point à vos parents ?– Non, madame.– Que voulez-vous donc devenir ?– Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pasêtre, je ne le serai pas.– Eh bien ! vous ne le serez pas. Voyons,arrangeons une réponse à votre mère. »Nous convînmes de quelques idées. Elleécrivit, et me montra sa lettre qui me parut encoretrès bien. Cependant on me dépêcha le directeurde la maison ; on m’envoya le docteur quim’avait prêchée à ma prise d’habit ; on merecommanda à la mère des novices ; je vis M.l’évêque d’Alep ; j’eus des lances à rompre avecdes femmes pieuses qui se mêlèrent de monaffaire sans que je les connusse ; c’étaient desconférences continuelles avec des moines et desprêtres ; mon père vint, mes sœurs m’écrivirent ;ma mère parut la dernière : je résistai à tout.32

Cependant le jour fut pris pour ma profession ; onne négligea rien pour obtenir mon consentement ;mais quand on vit qu’il était inutile de lesolliciter, on prit le parti de s’en passer.De ce moment, je fus renfermée dans macellule ; on m’imposa le silence ; je fus séparéede tout le monde, abandonnée à moi-même ; et jevis clairement qu’on était résolu à disposer demoi sans moi. Je ne voulais point m’engager ;c’était un point décidé : et toutes les terreursvraies ou fausses qu’on me jetait sans cesse, nem’ébranlaient pas. Cependant j’étais dans un étatdéplorable ; je ne savais point ce qu’il pouvaitdurer ; et s’il venait à cesser, je savais encoremoins ce qui pouvait m’arriver. Au milieu de cesincertitudes, je pris un parti dont vous jugerez,monsieur, comme il vous plaira ; je ne voyaisplus personne, ni la supérieure, ni la mère desnovices, ni mes compagnes ; je fis avertir lapremière, et je feignis de me rapprocher de lavolonté de mes parents ;

Denis Diderot La religieuse La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 823 : version 1.0 2. Du même auteur, à la Bibliothèque : Le neveu de Rameau Les deux amis de Bourbonne 3. La religieuse Édition de référence : Librairie Alphonse Lemerre, Paris, 1925. 4.

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tiquity, Diderot was the most imbued with Lucretius's poem on the nature of things. The conference paper of which this is a printed version proposed to examine one small corner of the extensive topic 'Diderot and Lucretius': from the 7400

2004, rediffusée sur BD TV. En 2015, il rejoint Charlie Hebdo. Musique Dennis’ Twist [1982-1990] est un groupe de musique pop. Il est composé d’auteurs de BD des Humanoïdes Associés : Philippe Poirier, Dodo, Denis Sire, Michèle, Marie Jo, Doc Guyot, Vuillemin, Frank Margerin et Jean-Claude Denis.

825; cited in Michael Fried, Absorption and Theatricality Painting and the Beholder in the Age of Diderot (Chicago and London: The Chicago University Press, 1988), 101. 2 The French art critic Denis Diderot once said that he preferred rusticity to prettin

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